Après vous avoir parlé du quartier d’Arenc, je vous parle aujourd’hui de la question de la “mixité sociale programmée” du Parc Habité.
Le format est celui de la présentation d’une recherche universitaire en urbanisme que j’ai terminée fin 2022 après deux ans de travail.
Avant de démarrer la lecture des articles, je vous recommande de lire l’introduction à ce travail de recherche qui est en ligne ici.
La mixité sociale programmée, une stratégie exogène qui ne date pas d’hier
La mixité sociale, une injonction passée dans les mœurs
Pour commencer par le commencement, il faut d’abord rappeler que la division sociale est la tendance naturelle de l’humain et du marché foncier.
La mixité sociale résidentielle est donc instable par nature et les situations de mixité presque toujours transitoires.
C’est à la fin des années 80 que l’Etat va commencer à légiférer pour programmer cette mixité qui est bel et bien « contre nature » et que l’on va passer d’une mixité incitée à une mixité imposée.
Depuis – et bien que les résultats posent parfois question – quelles que soient les politiques menées, il s’agit d’introduire un groupe dans l’espace résidentiel où domine un autre groupe : on parle alors de mixité exogène, ce qui est décrit ci-dessus par F. Dansereau comme parfaitement visible dans le cas de la mixité sociale programmée. C’est aussi le cas dans l’opération Euroméditerranée.
Il y a donc deux forces qui s’opposent : l’une de division « naturelle » et l’autre de rapprochement contraint par l’Etat. Cette politique de l’Etat est d’ailleurs souvent critiquée par les chercheurs parce qu’elle se limite à traiter les inégalités sociales au prisme d’une répartition des populations dans l’espace qui est sans doute nécessaire mais sûrement pas suffisante.
Mixité sociale programmée : mesures et retours d’expériences
Pour avoir une idée des potentiels impacts de cette politique de mixité sociale imposée, il faut se référer aux enquêtes de terrain et aux études existantes.
Beaucoup portent sur les résultats des politiques de Renouvellement urbain, moins sur les programmes de mixité sociale plus récents, qui comme ceux du Parc Habité sont basés sur la Vente en l’Etat Futur d’Achèvement (VEFA) par des promoteurs à des acquéreurs privés et à des bailleurs sociaux/institutionnels.
Ci-contre : Nombre de logements locatifs sociaux en VEFA depuis 2017 en région PACA par département. Source : DREAL PACA, 2021.
Davantage d’études (comme celles de M. Gimat et J. Pollard ou J. Cayouette-Remblière) seraient pourtant utiles parce que ce qu’on appelle la « VEFA HLM », c’est-à-dire l’achat de blocs de programmes par des bailleurs sociaux aux promoteurs, représente aujourd’hui plus de 50 % de la production de logements locatifs sociaux (LLS), en France comme en région PACA.
Les résultats, s’ils comportent quelques points positifs ou neutres, montrent le plus souvent un effet se limitant à une mixité sociale résidentielle arithmétique et pas toujours pérenne, excluant le plus souvent les plus précaires.
Il y a cependant danger à laisser s’installer l’idée pour le moins pernicieuse que toute politique de mixité sociale est vouée à l’échec car cela fournirait un argument rêvé à ceux qui souhaitent revenir à la division sociale « naturelle » et à la ghettoïsation du logement social.
Vivre dans une opération mixte n’est ainsi apparu ni comme le résultat d’un choix résidentiel spécifique, ni comme un paramètre bouleversant la vie quotidienne.
Gimat, Pollard, 2016
A ce stade de ma réflexion, j’ai estimé comme d’autres chercheurs que l’on demandait probablement trop à la mixité sociale en lui attribuant des pouvoirs magiques de cohésion sociale, et que la simple cohabitation pacifique entre habitants de ces nouveaux ensembles immobiliers peut déjà être considérée comme un signe de réussite et constituer une référence, nécessaire sinon suffisante au maintien de la mixité créée.
La répartition du logement social à Marseille, révélatrice du déséquilibre de sa mixité sociale résidentielle
On ne peut évidemment pas aborder le sujet de la mixité sociale résidentielle à Marseille sans évoquer la fracture nord-sud de cette ville, ne serait-ce qu’au niveau de la répartition de son logement social officiel.
La situation d’Euroméditerranée est ici paradoxale puisque le programme se déploie dans un périmètre globalement déjà au-delà des 25 % de logement social imposés par la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU). Pour rééquilibrer il faudrait donc en théorie arrêter de construire du LLS sur ce périmètre, ce qui serait réglementairement impossible et n’aurait évidemment aucun sens.
Dans les faits, l’EPAEM se fixe un objectif de composition du peuplement de son périmètre incluant 30 % de LLS au total (neuf et rénovation).
Mais il faut aussi se souvenir que l’objectif principal de l’EPAEM est de développer un pôle tertiaire. Il appelle donc de ses vœux une hypothétique arrivée en masse de cadres supérieurs dans le Parc Habité, alors que l’urgence serait peut-être plutôt de réunir les conditions minimales d’un maintien durable des classes moyennes dans ces quartiers du XXIe siècle.
Euroméditerranée et le Parc Habité d’Arenc, un projet urbain
à mixité sociale obligatoire
L’embourgeoisement fantasmé au nord de la vieille ville :
une constante marseillaise toujours aux prises avec la réalité
Ce souhait d’attirer les classes supérieures au nord ne date pas d’hier. Au milieu du XIXe siècle, le banquier et spéculateur Jules Mirès rate déjà son coup en rêvant de couvrir le quartier d’immeubles haussmanniens dans lesquels la bourgeoisie marseillaise viendrait s’installer. Ce sera un échec (et Mirès finira en prison).
“Plus d’un demi-siècle pour liquider les conséquences des anticipations de Mirès et des Pereire. Des résultats décevants aussi ; car si quelques immeubles de l’ex-rue Impériale, devenue rue de la République, rassemblent un peuplement bourgeois, l’essentiel de la clientèle amorce, avant la lettre, la clientèle des H.B.M de l’entre-deux- guerres : ouvriers qualifiés aux revenus relativement sûrs ; mécaniciens et agents des compagnies maritimes ; petits employés. Rien des quartiers de prestige un moment entrevus, du moins pour une partie du projet.”
Marcel Roncayolo
L’imaginaire de Marseille. Port, Ville, Pôle – 2014
Ci-contre : les terrains achetés par Jules Mirès, aussi appelés « trame Mirès », le périmètre approximatif du Parc Habité et, en filigrane, le trait de côte. Source : gallica.bnf.fr, 1860
Les immeubles du Parc Habité étudiés ont quant à eux trouvé leur public à grand renfort :
– de vente “en bloc” à des bailleurs sociaux/institutionnels (40 %)
– des différents dispositifs d’incitation à l’achat dans le neuf
– de taux d’intérêts historiquement bas dans la période (2017-2019)
Dans mon étude de terrain, seuls 60 % des logements sont donc vendus à des propriétaires privés, dont plus de la moitié en TVA ANRU à 5,5% , et environ 90 % des achats en TVA à 20 % sont des investissements en Pinel.
Les prix médians observés pour les propriétaires privés sont un peu inférieurs à la médiane du neuf à Marseille et légèrement supérieurs à la médiane de ceux indiqués par les 14 propriétaires occupants interrogés (dont 10 en TVA à 5,5 %). Les investisseurs en Pinel ont peut-être aussi payé un peu plus cher que les propriétaires occupants en TVA à 20 %, mais le plafond Pinel de 5 500 €/m2 reste cependant très élevé pour le quartier.
Les appartements les plus chers ont en tout cas eu du mal à se vendre. Comme me le déclare un promoteur : « A ce prix-là, les gens ne viennent pas habiter dans ce quartier ». Cela explique également la scission de certains appartements (notamment des duplex), ou les difficultés de commercialisation des immeubles de grande hauteur de Constructa.
Euroméditerranée où le logement social discret
En bonne communicante j’ai évidemment eu envie de regarder comment l’EPAEM avait finalement dû composer entre ses objectifs et son obligation de créer du logement social. En analysant ses publications depuis 2008 on trouve un discours essentiellement tourné vers les entreprises et les investisseurs du tertiaire, ce qui est cohérent avec l’objectif premier de l’EPAEM. Les programmes de logements sont quant à eux peu mis en avant par rapport au reste.
« …les noctambules et promeneurs du week-end se ruent dans des quartiers hier désertés une fois les bureaux vides… »
« …les fashion victims se concentrent pour l’instant sur la rue de la République, qui comptera bientôt 400 magasins… »
Journal semestriel EPAEM, décembre 2013
Lorsque le sujet est abordé, c’est avec une certaine confusion, notamment dans la terminologie utilisée pour décrire les types de logements, selon que l’EPAEM veut avoir l’air un peu, beaucoup ou pas du tout « social ». Le terme d’accession par exemple est très pratique car il peut vouloir dire tout et son contraire lorsque l’on souhaite cibler large (à prix libre, à prix maîtrisé, sociale…).
Le logement social va finalement être plus souvent éludé que mis en avant, même si on note une petite inflexion du discours après le drame de la rue d’Aubagne. Au sein de la ZAC CIMED, on ne va trouver du LLS que dans les immeubles du Parc Habité, à l’écart de la zone touristique, mais on va néanmoins bel et bien aboutir à une mixité sociale résidentielle arithmétique sur le périmètre Euroméditerranée, et il ne faut donc pas prendre la timidité de la communication de l’EPAEM sur le logement social pour une absence de logement social dans ses constructions. Dans les faits, l’EPAEM a produit 8 % du total de LLS à Marseille entre 2000 et 2018.
Cette composante sociale sera plus assumée sur Euroméditerranée 2.
Dans la cuisine de la mixité sociale programmée du Parc Habité
Voyons maintenant concrètement comment la mixité sociale des résidences en VEFA va se construire.
L’EPAEM va jouer la carte des incitations à l’achat dans le neuf à fond car elle est parfaitement adaptée au terrain. C’est dans ce contexte que vont intervenir des promoteurs et des bailleurs sociaux/institutionnels aux intérêts sinon communs, du moins aussi interdépendants que le sont les intérêts de l’EPAEM et ceux des promoteurs.
Ci-contre : répartition des types d’achats en VEFA sur les trois résidences étudiées, en pourcentage du nombre de logements.
LLI : logement locatif intermédiaire – LLS : logement locatif social).
Le tableau ci-dessous récapitule les avantages et les inconvénients de la VEFA pour les promoteurs et les bailleurs sociaux et illustre bien cette relation d’interdépendance. Dans cette négociation financière à trois bandes, l’EPAEM va essayer de maximiser le prix de vente de son foncier, les promoteurs de préserver leur marge, et les bailleurs d’obtenir la meilleure qualité au meilleur prix .
Lors des entretiens que j’ai menés, les bailleurs sont d’ailleurs les seuls à vraiment me parler de la qualité d’usage et de construction, et même s’ils doivent faire des concessions du fait de ne pas être maîtres d’ouvrage, ils vont mettre leur propre cahier des charges sur la table lors de la négociation avec les promoteurs.
Les propriétaires privés vont avoir beaucoup moins de latitude et faire en outre les frais du rattrapage financier que vont opérer les promoteurs pour compenser le manque à gagner généré par les ventes aux bailleurs, notamment sociaux, sur lesquelles ils ne margent pas.
La question qui émerge alors est celle du logement réduit à l’état de produit et de ce qui va pouvoir faire référence dans cette manière de programmer la mixité sociale résidentielle au sein d’un même îlot.